«Züritip. Arranged and Conducted by Christian Marclay»
Gestaltung der Ausstellungszeitung nach einem Konzept von Christian Marclay
Kunsthaus Zürich (1997)

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Hudba

(…)
Dans toutes les langues européennes que je connaissais, il n’y avait pour la désigner qu’un seul mot: musique, un beau vocable bien sonnant; quand on le prononçait en allemand, on avait l’impression de s’élancer avec lui dans les airs. Là où on l’accentuait davantage sur la première syllabe, il vous semblait perdre un tout petit peu de son dynamisme, il hésitait légèrement à se déployer. J’aimais ce mot presque autant que la chose, mais peu à peu je trouvai gênant de le voir employer pour n’importe quel genre de musique. Plus j’écoutais de la musique moderne, et plus cette dénomination universelle m’inspirait de perplexité. Je trouvai un jour le courage de m’en ouvrir à Alban Berg. N’eût-il pas été souhaitable de trouver d’autres mots pour musique? L’accablant refus de toute nouveauté par les Viennois ne provenait-il pas de ce qu’ils s’étaient complètement identifiés à l’idée qu’ils se faisaient de ce mot au point de ne pouvoir souffrir une quelconque évolution du contenu de celui-ci? Peut-être eussent-ils accepté plus facilement de s’habituer aux choses nouvelles si elles s’étaient appelées autrement. Mais Alban Berg, lui, ne voulut rien savoir de tout ça. Comme tous les compositeurs avant lui, il n’avait en vue que la musique et rien d’autre, ses propres travaux dérivaient des leurs, ce que ses élèves venaient apprendre auprès de lui était encore de la musique, l’appeler d’un autre terme eût été une duperie, n’avais-je donc jamais remarqué que ce mot s’était répandu sur toute la terre? Il réagit vivement et même presque agressivement à ma «proposition» et se montra si résolu que je ne la remis plus jamais sur le tapis.

Mais si je renonçai à en parler en raison aussi de mon ignorance musicale, je ne continuai pas moins d’y penser. Lorsque j’appris donc tout à coup et comme par hasard à Prague que le mot tchèque pour musique était «hudba», j’en fus emballé. C’était exactement le mot qui convenait aux Noces de Stravinski, à Bartók, à Janácek, à bien d’autres encore.
(…)


Elias Canetti
extrait de Das Augenspiel. Lebensgeschichte 1931-1937
éd. française: Jeux de regard. Histoire d’une vie 1931-1937
traduit de l’allemand par Walter Weideli
Albin Michel, Paris, 1987


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