Le cinéma Manhattan à Genève. Révélation d’un espace
Association pour la sauvegarde du cinéma Manhattan (1992)

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Le Manhattan, c’était la grande vie

Quand j’étais môme, j’avais pas la téloche, mais j’allais pas au cinéma pour autant. Les cinémas qu’on avait sous la main, c’était à Yverdon, passaient la plus pire cochonnerie populacière pensable, et dans mon milieu, on ne sort pas pour s’amuser. En plus, c’était pas de mon âge. Plus tard, je suis retourné là-bas, et je buvais un verre aux Agris (Café des agriculteurs), qui se trouve en face du seul cinéma qui reste dans cette riante bourgade, si ça s’appelle pas l’Empire, ça doit être le Rex, ou alors Médor, n’importe quel nom de berger allemand. On voit arriver une sorte de bande d’étudiants comme il faut, et le copain avec qui j’étais me dit: «Tu vas voir, c’est la sortie du ciné-club, c’est une chic équipe de jeunes, ils vont commander une verveine, un jus de pomme, une ovomaltine, deux sinalcos et une bière panachée.» À part que le gars qui était suspect de prendre une verveine a fini par choisir un café, mon copain avait tout juste. On notera que ça faisait six personnes, représentatives de l’activité culturelle yverdonnoise.

À Genève, je suis allé au cinéma. Je sais plus ce que j’ai vu au Manhattan, mais je me rappelle l’entracte. En descendant vers la salle obscure, avant le film, on remarquait quelques êtres cyniques qui négligeaient les pubs et sirotaient une suze ou un verre de blanc, ce qui nous attirait assez fortement vers le bar à l’entracte, parce que c’était un vrai bar. On aurait pu y boire absolument n’importe quoi, tellement c’était un vrai bar. Un truc avec de l’espace, des belles lumières, et ce qu’il faut de mauvais goût pour être parfaitement représentatif de cette époque architecturale «Spirou et Fantasio» qui savait dessiner des cacahuètes confortables, et les couvrir de formica.

Quand vous rentriez dans la salle, avec un Campari dans le nez, vous vous disiez: «Merde, c’est grand, on se croirait à Paris ou en Amérique (Manhattan... ?)». Ça rendait les films un peu magiques, même avec Alain Delon, c’est vous dire... Le plaisir d’être à Paris, c’est qu’au bout d’une grande rue, on est pas obligé d’en prendre des petites. Le plaisir du Manhattan, c’est qu’on était sûr de pas être à Yverdon, parce que c’est une grande salle, belle, avec des lumières pas bidons, des escaliers qui montent et qui descendent tout seuls, le décolleté de la serveuse, au bar, pour de vrai, et qu’en rentrant là dedans, on avait vraiment l’impression de sortir. Genève va peut-être démolir le Manhattan, parce qu’elle ne le mérite pas. On n’est pas fait pour la grande vie. Vive Yverdon.



Sarcloret


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